[Analyse] Honda Repsol et la traversée du désert

[Analyse] Honda Repsol et la traversée du désert

16 juin 2022 0 Par pierre

Il y a quelques jours, le 9 juin 2022, le compte officiel du team Repsol Honda MotoGP publie un article intitulé « Est-ce que les dernières avancées technologiques n’affectent pas le spectacle en MotoGP ? »

L’article en question est hébergé également sur le site officiel du team, vous pouvez le retrouver à cette adresse : https://www.boxrepsol.com/en/motogp-en/are-technological-advances-affecting-the-spectacle-in-motogp/

Il faut comprendre via ce titre, que l’équipe Honda Repsol accuse les derniers développements introduits en MotoGP (notamment en terme d’aérodynamique et de modification d’assiette avant/arrière de la moto en course) d’être responsable d’un très subjectif « manque de spectacle » dans la catégorie reine du sport moto de vitesse.

Mais est-ce vraiment le problème ? N’y aurait-il pas une raison plus difficilement avouable derrière cet article discutable ?

1982-2019, Honda Repsol, le plus grand team de l’histoire

Commençons par donner un peu de contexte en revenant sur cette équipe et sur ce qu’elle représente dans l’histoire des Grand-Prix moto.

Honda s’engage dans la catégorie reine des 500cc lors de la saison 1966 après une arrivée en GP en catégorie 125cc dès 1959 au fameux TT de l’île de Man. Avec des pilotes talentueux comme Jim Redman (qui mettra fin à sa carrière après 3 courses dont 2 victoires en 1966 et sa blessure au Grand-Prix de Belgique) et Mike Hailwood, Honda impressionne d’entrée avec 10 victoires cumulées sur les 19 courses au total entre 1966-1967 et deux places de vice-champion du monde derrière MV Agusta et son indétrônable pilote italien Giacomo Agostini. En 1967, le britannique Hailwood est même à égalité de point à la fin de la saison avec Agostini. Chacun possède 46 points. Chacun possède aussi autant de victoires (5) en course sur la saison. Mais Agostini a fini trois fois 2ème sur la saison, Hailwood seulement 2 fois, ce qui donne le titre à l’italien.

Les championnats du monde 1966 et 1967, Honda gagne d’entrée

Entre 1968 et 1978, Honda se retire des Grand-Prix. La FIM imposant uniquement la limite de 500cc, cela donne l’avantage de la puissance aux 2-temps. Hors Honda veut avoir des motos en compétitions “identiques” aux motos de séries qu’ils vendent donc du 4-temps mais aucun moteur 4-temps 500cc ne peut rivaliser face à un 2-temps 500cc.

Entre 1979 et 1981, Honda revient en compétition avec la NR500 dotée d’un très “exotique” moteur 4-temps 4 cylindres en V, 500cc à pistons ovales. C’est à la fois révolutionnaire et une catastrophe. La moto ne finit quasiment aucune course. Mais Honda se dégote alors un pilote hors-norme nommé Freddie Spencer directement exfiltré du championnat américain de superbike.

La division course de Honda, nommée Honda Racing Corporation (HRC), et l’équipe officielle en compétition qui en découle, sont officiellement lancées en 1982.

Le HRC profite de cette occasion pour repartir sur une moto 2-temps plus “conventionnelle” pour l’époque. Choix payant, Freddie Spencer terminera 3ème du championnat en 1982 avec 5 podiums dont 2 victoires en 10 courses.

Entre 1982 et 2019, le HRC va écraser la concurrence à la fois par sa supériorité technologique mais aussi grâce à sa capacité à trouver et signer les plus talentueux des pilotes: Freddie Spencer (titré en 1983, 20 victoires pour Honda), Mick Doohan (5 titres, 54 victoires), Wayne Gardner (1 titre, 18 victoires), Alex Crivillé et Casey Stoner (1 titre, 15 victoires chacun), Eddie Lawson (1 titre, 4 victoires), Valentino Rossi (3 titres, 33 victoires), Dani Pedrosa (31 victoires) et bien sur Marc Marquez (6 titres, 56 victoires) mais aussi des pilotes comme Biaggi, Mamola, Hayden, Okada, Barros, Melandri…

Il faut aussi retenir qu’en 1995, le HRC signe un contrat de sponsoring avec le pétrolier espagnol Repsol. Partenariat inégalé par sa longévité et sa régularité à gagner car il perdure encore aujourd’hui, en 2022 !

 

Aperçu des résultats de l’équipe HRC Repsol entre 1995 et 2019

Pour résumer: entre 1982 et 2019, le HRC c’est 21 titres pilotes en 37 saisons dont 15 (sur 24 saisons) obtenus depuis 1995 et son association avec Repsol .

Je vous épargne le nombre total de victoires et les titres constructeurs et équipes.

En bref, le HRC Repsol est une machine à gagner, sans aucun doute la plus grande équipe que ce sport ai compté.

2018-2019, le virage raté du changement

Rétrospectivement, 2018 et 2019, ce sont 2 années en trompe l’œil : Marquez intouchable, rapporte tous les succès à son équipe.

2018: 14 podiums / 18 courses dont 9 victoires

2019: 18 podiums  / 19 courses dont 12 victoires

Mais de l’autre côté du box, l’ambiance n’est pas à la fête. Car si Marc Marquez écrase alors toute la concurrence , il faut aussi voir qu’il surclasse son propre coéquipier: pas un seul TOP4 pour Dani Pedrosa en 2018.

Cette saison sera donc la dernière pour Pedrosa au sein de l’équipe, jugé plus assez performant avec une 11ème place au général.


En effet, la moto semble être de plus en plus orientée pour convenir au pilotage exclusif de Marquez au détriment des autres. Pedrosa en fait les frais alors qu’il représentait jusque là le pilote idéal maison: 18 saisons de Grand-Prix pour Honda, depuis le 125cc jusqu’au MotoGP. Collaboration qui a aboutit à 3 titres (1x 125cc et 2x 250cc) ainsi que 6 championnats MotoGP terminés dans le TOP3 mondial (3x 3ème et 3x vice-champion du monde).

 

Jorge Lorenzo sur la Honda officielle à Assen en 2019

Mais Honda a trouvé un autre pilote de grand talent et de grande expérience pour le remplacer en 2019: Jorge Lorenzo.

Arraché à Ducati après seulement 2 ans chez eux, le triple champion du monde espagnol (avec Yamaha) arrive pour donner la réplique à Marc Marquez au HRC. L’équipe est, sur le papier, la meilleure du monde.

Seulement la sauce ne prendra jamais entre Lorenzo et la moto. Sur le premiers tiers de la saison, il ne pourra faire mieux que 11ème en 7 courses, avant de se blesser sérieusement au GP des Pays-Bas. Il finira la saison après la trêve estivale avec 8 courses pour une meilleure place obtenue de 13ème seulement. Gravement meurtri et passé à deux doigts d’une blessure paralysante, Jorge Lorenzo ne croit plus au projet de Honda et sa capacité a en faire une moto adaptée à son style de pilotage, le pilote n’ira pas au bout de ses deux ans de contrat et prends sa retraite à la fin de l’année 2019.

Le HRC  ne prends alors toujours pas encore la mesure de sa dépendance à Marc Marquez et tente un pari: si les pilotes expérimentés (Pedrosa, Lorenzo) ne conviennent pas sur cette moto, ils vont prendre un jeune pilote qui lui n’aura pas d’habitudes de pilotages en contradiction avec la manière dont il faut emmener cette fois (la manière de Marc) ! Malin.

En 2020, ça sera donc Alex Marquez frère de et tout juste auréolé d’un titre de champion du monde Moto2, qui intégrera le HRC.

2020-2022, l’effondrement

On l’a vu, Marc Marquez porte à lui tout seul et à bout de bras cette équipe depuis bien trop longtemps.

Entre 2013 et 2022, il remporte au total 6 championnats et 59 victoires pour la marque ailée. 

Pour trouver un autre vainqueur pour le HRC autre Marc, il faut remonter à 2017, au GP de Valence et la victoire de Dani Pedrosa, soit il y a 5 ans, une éternité dans ce sport !

Dernier GP de la saison 2017, Dani Pedrosa signe sa dernière victoire pour le HRC à Valence

Comme point de comparaison, sur la même période de temps, l’équipe officielle Yamaha a vu gagner 3 pilotes dans ses rangs (Valentino Rossi, Maverick Vinales et Fabio Quartararo) et Ducati en a même eu 5 (Andrea Dovizioso, Jorge Lorenzo, Danilo Petrucci, Francesco Bagnaia et Jack Miller) !

Seulement voilà, 2020 va définitivement marquer un tournant pour le HRC et ce, dès le premier GP en Espagne: Marc Marquez va chuter et se blesser lourdement. Il ne pourra plus rouler de la saison, le pilote essayeur de la marque Stefan Bradl est appelé à la rescousse pour le remplacer. L’autre pilote de l’équipe étant le rookie Alex Marquez, frère de Marc.

La saison 2020 sera catastrophique, avec seulement 7 TOP 10, dont 2 podiums et surtout aucune victoire, c’est la pire saison complète depuis les années 79-81. Du jamais vu.

Résultats au championnat de l’équipe HRC Repsol en 2020

Les raisons sont doubles: l’absence du pilote phare de l’équipe et la difficulté des autres pilotes à maîtriser la moto. Qu’ils soient expérimentés (Pedrosa, Lorenzo, Bradl) ou non (Alex Marquez), finalement, le problème est le même mais le HRC a toujours du mal à voir l’évidence et ne considère tout ça que comme un contretemps, après tout Marc Marquez reviendra.
Du coup, Alex Marquez est “déclassé” du team officiel vers le team satellite LCR pour faire de la place pour la nouvelle recrue: Pol Espargaro.

L’expérience des motos difficiles, Pol Espargaro l’a sans aucun doute, lui qui a officié pendant 4 ans au sein du team KTM lors de son arrivée dans la catégorie. Avec sa pugnacité et sa réputation de dur au mal, Pol n’est pas connu pour être un top pilote mais plutôt pour tirer le meilleur parti du matériel qu’on lui donne.

 

Résultats au championnat de l’équipe HRC Repsol en 2021

2021 est à peine meilleure que 2020. Marc Marquez revient diminué et son talent exceptionnel parvient parfois à compenser des difficultés importantes: 4 podiums dont 3 victoires sont à signaler. Mais une nouvelle chute et une nouvelle blessure mettra un terme prématuré à sa saison. De l’autre côté du box le pilote espagnol Pol Espargaro lutte pour apprendre le mode d’emploi de cette machine souvent qualifiée de rétive et Stefan Bradl ne peut faire mieux qu’assurer quelques points lors de ses remplacements.

2022 arrive, Marc n’est toujours pas remis à 100%, subit une nouvelle rechute en Indonésie, et après 8 courses, le team HRC végète à la 8ème place du classement des équipes (sur 12 et dernière équipe officielle) et à la 6ème place du classement constructeur (dernier). Une situation intenable pour cette équipe qui a introduit un timide changement de comportement de sa moto cette année en réponse aux demandes de Pol Espargaro. Changement qui ne porte pas ses fruits. Marc Marquez est 10ème au championnat, Pol Espargaro 15ème et le couperet tombe: Marquez sera absent de nouveau et probablement jusqu’à la fin de la saison, il doit subir une intervention pour mettre fin définitivement à ses soucis physiques. Le HRC va terminer la saison avec Espargaro et Bradl et ne peut plus espérer grand chose alors que le team s’active en coulisse pour attirer un nouveau pilote de rang dans l’équipe l’année prochaine en remplacement de Pol Espargaro sur le départ.

 

La tactique du contre-feu et l’école Honda

A la base, on devait parler de l’article de Honda, mais il fallait planter le décor.

Que reproche Honda à la catégorie ? Et pourquoi ?

En 2002 et l’introduction du MotoGP, il n’y avait que très peu de régulation. Chacun faisait ce qu’il voulait, du moment qu’on avait un moteur 4 temps 990cc (Honda avait un V5!). Après un passage en 800cc entre 2007 et 2012, la catégorie se stabilise à 1000cc sur 4 cylindres depuis.

Outre cela, les deux grandes limitations majeures font leur apparition en 2009 avec le manufacturier de pneumatique unique (tous le monde à les mêmes pneus, et ils sont même tirés au sort avant chaque Grand-Prix) et 2015 avec l’obligation d’utiliser un boîtier électronique unique pour tous.

Ces deux changements majeurs  vont empêcher: d’une part que ceux qui ont le meilleur pneumatique (conçu spécifiquement pour un pilote donné pour un circuit donné, livré la veille de la course…) aient un avantage sur ses concurrents et d’autre part que ceux qui ont les meilleures technologies électroniques (domaine de R&D très coûteux) dominent les autres de manière inéquitable.

Ces décisions sont prises pour redonner du spectacle dans la catégorie et faire revenir plus de constructeurs. Pari payant puisque 3 nouveaux entrants (Suzuki, Aprilia en 2015 et KTM en 2017) arrivent en MotoGP peu après.

Suzuki obtient d’ailleurs le titre 5 ans après son retour dans la catégorie, avec un des plus petits budgets pour un team usine dans la catégorie.

Joan Mir, champion du monde 2020 avec Suzuki

 

Mais si tout le monde a peu ou prou la même technologie moteur, électronique, pneus, châssis, suspensions, fourche, freins… Où chercher la différence qui peut faire gagner un titre?

 

On a 2 grandes écoles de pensée (même si souvent la réussite est un savant mélange des deux, on a toujours des tendances suivant les constructeurs):

– chez le pilote (talent et régularité)

– en développant le peu qui reste et n’est pas limité (aéro et zones grises du règlement)

Depuis 8 ans, la première école de pensée, qui mise sur la supériorité d’un pilote et sa régularité pour gagner le championnat, est la seule façon de faire chez Honda.
Pari gagnant jusqu’à la blessure de Marc Marquez en 2020.

Suite à cette catastrophe et les prémices présents depuis 2018, Honda avait deux choix:

Le HRC aurait pu être de bonne foi, et accepter d’avoir trop misé sur Marc Marquez pour continuer à dominer la catégorie et se remettre en question publiquement, sur ses choix techniques et humains des 5 dernières années.

Ou alors le HRC pourrait tenter de détourner l’attention du grand public et des médias de ses problèmes.

En accusant la catégorie de devenir “ennuyeuse”, avec un relatif “manque de spectacle en course” lié à des subjectifs “difficultés à dépasser” (Marc Marquez n’ayant lui eu aucun mal a doubler + de 15 pilotes en course à Austin 2022…)

En accusant la catégorie de devenir “dangereuse”, pour les pilotes et leur santé physique, très concernés par des opérations du canal carpien ses dernières années. Ce qui est vrai mais simpliste comme raisonnement. Corrélation n’est pas causalité. Et en terme de dangerosité, la Honda est connue pour broyer ses pilotes avec son comportement sauvage (Pedrosa, Marc Marquez, Lorenzo) donc c’est quand même cocasse.

En accusant la longueur du championnat, avec 21 courses prévues au calendrier 2022 initialement, cela rendrait les pilotes plus conservateurs et donc moins à même de prendre des risques en piste. (Là je ne comprends pas l’argument car pour moi plus y’a de courses, plus tu peux te permettre d’avoir des erreurs ou des trous dans ta saison avec plus de possibilités pour revenir!).

Devinez quel choix a donc fait Honda ?

La RC214V où la vraie remise en question

Les 3 dernières saisons sont du jamais vu ou presque chez Honda. Entre 1979 et 1981, un retour dans la catégorie et une moto mal née n’avait donné aucun résultat et il avait alors fallu alors une totale réorganisation du département course, une toute nouvelle moto et un pilote incroyable, pour devenir le HRC tel qu’on le connaît aujourd’hui.

 

Alberto Puig et Takeo Yokoyama, le duo actuel en charge du HRC

On pourrait donc penser, qu’outre le retour en forme de Marc Marquez après 3 saisons incroyablement difficiles pour lui, il faudrait revoir l’organisation du département course: le directeur de l’équipe actuel et ancien pilote, Alberto Puig est en place depuis 2018 (en remplacement de Livio Suppo en place entre 2013 et 2017) et donc pourrait être concerné par un remaniement ainsi que Takeo Yokoyama, le manager technique de l’équipe en place aussi depuis 2018.
Ni les changements de pilotes successifs, ni les évolutions de la RC213V n’ont apportés de satisfaction depuis 5 saisons.

 

Honda RC213V 2012

Honda RC213V 2022

On pourrait donc penser, qu’outre le recrutement d’un nouveau pilote de pointe dans l’équipe (Joan Mir ?), il faudrait revoir la moto et repartir sur un modèle avec des “idées fraîches”. La Honda RC213V est loin d’être une mauvaise moto (et n’est pas comparable au fiasco de la NR500) mais date déjà de 2012 sans innovation majeure. Elle ne fait que suivre les idées nouvelles des concurrents et la direction de développement est axée uniquement pour Marc Marquez ce qui donne une équation actuelle impossible à résoudre.

Repartir sur une nouvelle MotoGP, une “RC214V”, conçue avec toute l’expérience et le savoir faire du HRC en la matière, pourrait permettre de sortir de l’impasse actuelle. Une nouvelle base sur laquelle n’importe quel pilote pourrait se sentir à son aise et gagner. De plus le HRC doit se montrer proactif sur les innovations, et non plus attentiste comme actuellement: voir arriver des innovations chez les autres, tenter de les copier, tenter de les faire interdire, puis finalement les adopter contraint et forcé si elles sont autorisées… Ce n’est pas l’esprit adéquat dans un championnat du monde de vitesse de prototype moto, l’innovation perpétuelle est la seule clé. Le conservatisme dans ce domaine est une vision court-termiste.